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Les motards comme figure du risque et de l’incivilité ?

Étude anthropologique des motards

François Oudin

 

 

La pratique de la moto constitue un nouveau terrain pour l’ethnologue, le rapport homme/machine propre à ce groupe pouvant se découvrir au-delà d’un discours à la fois stéréotypé et politique. L’observation participante permet de mettre à jour les logiques du groupe, de le décrire et de le comprendre par une approche du quotidien mettant en jeu de façon concrète et organisée un rapport à l’existence, un rapport au monde et diverses valeurs représentatives d’une éthique de groupe – de différentes éthiques de groupe ? – révélée par la dimension qualitative et comparative de cette étude. Étude à vocation anthropologique, ne niant pas les spécificités dans toute leur cohérence et leur complexité, mais recherchant également, à travers elles, des logiques universelles.

 

Motorcycling is a new area for the ethnologist. The man-machine relationship that is characteristic of this group goes beyond the stereotyped – and political – image. Participant observation has made it possible to bring to light the logics of the group, to describe and understand the group through a day-to-day approach. In a concrete and structured way, this approach involves a specific attitude towards life and towards the world as well as various values that are representative of the group’s ethics – possibly even of various ethical principles within the group – as evidenced by the qualitative and comparative aspects of the study. This study falls into the scope of anthropology as it is understood in France and by analysing a group’s specificities aims at bringing universal logics to the fore.

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PDF Signaler ce document1Les motards sont souvent évoqués tels un groupe charismatique et stéréotypé, par le biais d’une image caricaturale. Malgré cela les motards, en tant que groupe et que sujet d’étude, n’ont que peu suscité d’attrait auprès des chercheurs en sciences humaines.

 

1 . Pour cette notion voir Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier/(...)

2La question du rapport à la machine est la seule à aborder quelque peu cet objet. De nombreux travaux de sociologues, mais aussi d’ethnologues et de philosophes, portent sur cette question. Cependant ces études avaient pour cadre principal le monde du travail – industriel ou artisanal – or le rapport travailleur/instrument de travail ne peut être comparé à celui établi entre l’homme et la moto. En effet, l’objet de travail et tout son corollaire, donc sans le limiter à sa simple fonction pratique, n’a pas la même vocation, la même « essence théorique », au sens de Gilbert Simondon 1, que l’objet moto. De plus, celui-ci est submergé par le sens que lui prodiguent les utilisateurs, et cela dans des registres de qualifications annexes différentes de celles associées à l’objet de travail.

 

3Le rapport homme/machine n’a que très peu été évoqué dans le cas spécifique de la pratique de la moto. Seuls quelques ethnologues et sociologues américains ont abordé la pratique de la moto, par le biais d’études portant essentiellement sur les clubs, très développés outre-atlantique, et plus spécialement sur les clubs dits « d’outlaws » tel les « Hells Angels ». Il ne s’agit donc en aucun cas du commun des motards mais de l’exception, exception contribuant par ailleurs pour bonne part à la vision stéréotypée du motard.

 

2 . Patrick Baudry, Le Corps extrême. Approches sociologiques des conduites à risque, Paris, L’Harmatt(...)

3 . Plusieurs écrits de cet auteur abordent cette question de façon distante, cette approche vaut en t(...)

4Plus proche de nous Messieurs Patrick Baudry 2 et David Le Breton 3 se sont intéressés à cette frange de la population et plus spécifiquement au rapport homme/machine par le biais de la question de l’extrême. Leur approche thématique du risque est par ailleurs très instructive si on la cantonne aux pratiques dites « extrêmes », en lien avec l’utilisation d’une moto ou de tout autre objet.

 

5Ces approches démontrent pourtant de réelles lacunes car elles se vouent à la description et à l’analyse de phénomènes ostentatoires, ultra visibles et associés couramment à l’imaginaire du motard propre à nos sociétés. Ethnologues et sociologues se penchent alors sur une infime part de la pratique effective, à l’image d’un ethnologue prétendant étudier un peuple uniquement à travers une pratique que l’on pourrait qualifier de « pittoresque », associée à l’imagerie stéréotypée de ce peuple : telle danse, telle cérémonie, tel rituel sollicitant transe ou anthropophagie, etc. Si les ethnologues refusent généralement cette facilité quant à l’étude du lointain, cette erreur se glisse parfois dans l’étude du proche, sous une connaissance intuitive ignorant un travail méthodique. Ce n’est certes pas la façon de faire des auteurs susnommés, ils réduisent évidemment la portée de leur étude à un objet précis. Celui-ci est cependant alors décontextualisé. Il en va ainsi de l’étude des motards, non envisagée telle celle d’un ethnos, un petit groupe humain, mais comme le symbole du refus des conventions et d’une inconscience menant à la prise de risque et à l’incivilité.

 

4 . Pour plus de détails sur cette question voir : François Oudin, « La passion de la moto comme figur(...)

6Si ces thématiques sont à considérer, elles ne doivent cependant pas être le point de mire d’une recherche. La quête de l’extrême est une attitude marginale et sporadique, résultant d’un comportement spécifique qui n’est pas le propre des motocyclistes. Elle est une caractérisation exacerbée, une démonstration sur-visible du rapport au risque propre au groupe des motards. En effet, de par la nature même de l’objet moto, c’est-à-dire son instabilité latente, et l’utilisation qui en est faite, elle met en jeu de façon quotidienne – banale ? – le risque par une rhétorique d’équilibre instable dont les termes principaux sont ambivalents : acceptation du risque allant de pair avec sa maîtrise afin d’éviter sa concrétisation par l’accident 4.

 

5 . Pour aller plus loin dans cette réflexion voir, entre autres : Thomas Louis Vincent, Anthropologie(...)

7Bien plus qu’un extrémiste, le motard est un hédoniste. Ce n’est pas un « inconscient », la pratique de la moto implique certes un danger permanent mais cela provoque une conscience de la vulnérabilité du corps, de la vie. Le motard réattribue une place importante à la question de la mort – et même plus à la question « des morts » – notamment par le biais de la thématique de l’accident, et en cela suscite l’incompréhension d’une société au sein de laquelle la mort devient tabou et est progressivement déniée, mise à l’écart en même temps que se manifeste une société « mortifère » 5.

 

8L’homme se constitue alors par son appartenance à un groupe spécifique une éthique au sein de laquelle l’individualisme cède la place à la solidarité de « clan », terme dû à un informateur, symbolisée par le salut motard.

 

6 . Voir François Oudin, « Les motards : formation et rapport au monde », mémoire de maîtrise d’ethnol(...)

9L’observation participante au sein d’une session de formation au permis moto 6 puis au sein de divers groupes de motards attire l’attention sur l’incarnation d’une supposée éthique du motard au cœur de deux rapports : celui entretenu avec la moto et celui qui s’établit avec le risque. Ces rapports se comprennent par le biais heuristique de l’interactionnisme symbolique, et notamment des approches de Messieurs Erving Goffman et Bruno Latour, permettant tour à tour description et interprétation.

 

10La thématique étant nouvelle pour l’ethnologue, certains concepts sont empruntés à la philosophie (Hannah Arendt) ou encore à la sociologie (Nicolas Dodier) pour appuyer et approfondir une vision anthropologique – fédérant divers regards sur l’homme – du motard. À cette fin, la dimension comparative est sollicitée afin de mettre en exergue les particularités et les généralités propres à la fois aux motards et au « Motard ».

 

11Cette recherche est en cours d’élaboration. Certaines tendances se dégagent néanmoins suite à diverses phases de terrain. Ce sont ces dites tendances qui sont évoquées brièvement ici, le propos ne se voulant nullement exhaustif et définitif.

 

12Accéder au groupe des motards se fait par le « passage » du permis A, terme éloquent qu’il est impossible de ne pas rapprocher de la notion de rite de passage due à Arnold Van Geenep. Ainsi temps de marge, temps d’agrégation et changement de statut font que l’homme devient motard et l’introduisent dans un univers particulier au sein duquel il va devoir acquérir, puis solliciter, un ensemble de connaissances. Le permis acquis ne permet que l’accès au groupe et à la possibilité d’apprendre et de comprendre cette connaissance, par un échange généralisé des expériences personnelles. Ainsi ces dernières ne le sont jamais réellement et sont partagées par une communauté qui va souligner cette évidence en évoquant l’importance de « l’expérience ». Cet élément est la voie menant à l’idéal, le chemin qu’arpente le motard afin d’accroître sa sécurité et sa rapidité.

 

7 . Au sens d’Erving Goffman et de sa métaphore théâtrale.

8 . Voir, sur cette question, Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974.

13Le motard se définit en effet en premier lieu par sa grande vulnérabilité, d’où la nécessité de la sécurité pourtant mise en jeu au même titre que la rapidité. Là semble se nicher un paradoxe et se présente ainsi une brèche permettant de pénétrer plus profondément dans la logique de ce groupe. Apparaît alors une ligne de conduite 7 non contradictoire car adaptée au cadre. Le modèle de la rapidité se fonde sur le respect de la barrière symbolisée par la notion de vitesse excessive, ainsi la question du respect de la norme sociale – l’excès de vitesse – ne se pose pas car ne correspond pas à la logique propre au groupe. Il existe donc un conflit entre la norme du groupe et celle de la loi 8, seul l’écart vis-à-vis de cette ligne de conduite, toujours possible, mène à ce que l’on peut nommer, à la suite de Patrick Baudry, l’extrême. Dans ce cas la rapidité est telle que le danger en est oublié, provoquant une certaine jouissance de l’instant qui ne peut être que temporaire. La pratique extrême de la moto n’est en effet pas la norme mais un accroc à celle-ci, un instant de relâchement permettant le plaisir, contrebalancé par un surcroît de risque.

 

9 . Bruno Latour, « FAKTURA de la notion de réseaux à celle d’attachement », in André Micoud, Michel P(...)

14L’extrême ne peut être le symbole de la passion de la moto, il n’en est que l’expression exacerbée, poussée à son paroxysme. La logique issue de l’activité quotidienne, ou banale, qu’est la conduite d’une motocyclette présente en fait tout d’abord la vulnérabilité naturelle du corps, exposé aux éléments comme aux accidents. Ce fait provoque le développement d’une conscience du risque spécifique et valorisante car issue d’un choix délibéré et alternatif, associé à un risque supérieur. Ce choix ne procède pas d’une logique de négation de la condition de mortel mais bien d’une conscience de l’inévitable, et latente, réalité de la mort. L’omniprésence du risque peut, à tout moment, s’incarner dans l’accident, élément constitutif de ce que les motards nomment « l’aléa ». Celui-ci est le principe sous-jacent à la conduite d’une moto, il peut tour à tour s’incarner dans l’accident ou dans la chance, cette dernière étant également perçue comme dévalorisante. Elle est en fait une expression différente de l’aléa, basée sur le même fonctionnement mais en lui ôtant ses effets les plus destructeurs. Aléa et chance nient cependant tous deux la maîtrise. Afin d’éviter, autant que faire se peut, d’être confronté à l’aléa, la conscience du risque propre au motard va le guider vers la prudence, parfois effective et parfois absente et tempérée par l’humilité. La construction de pensée qui est le fait des motards leur permet de passer d’un « lien morbide » moto/mort à un « lien salvateur » moto/prudence-humilité, pour reprendre les termes de Bruno Latour 9.

 

10 . Un informateur m’a confié que « À moto tout est danger », expression symbolisant la nécessité de c(...)

11 . Ce qui influence, par ailleurs, la perception de la loi (de l’État) et fait logiquement privilégie(...)

15En cela ne peut se lire aucune négation du danger, la conscience du risque, issue de l’expérience, le rappelle notamment par le biais du couple prudence-humilité – le discours de la sagesse 10 – car le danger est à double tranchant : extérieur – autrui et l’environnement – mais également interne dans le cas de la pratique extrême. À l’inverse, la grande vulnérabilité du motard entraîne la foi en sa non-agressivité physique de fait, le risque pour autrui émanant du motard est alors perçu comme quasi-inexistant 11. L’instabilité latente propre à la moto entraîne la nécessité de la maîtrise, maîtrise qui ne peut surpasser la latence de l’aléa, toujours possible. Ainsi, malgré toute une rhétorique de la maîtrise, le motard procède d’une acceptation de la possibilité de mort, mais non d’une proposition. La mort est alors resituée dans le quotidien, dans la banalité – sans être banalisée –, dans le réel, elle s’éloigne de cette mort terrifiante et fascinante – cette mort niée et banalisée – qui conduit à l’isolement des hôpitaux et à sa stigmatisation en tant que marque de l’anormalité, du dysfonctionnement. L’accident en est en général l’exemple. Cependant, dans le cas des motards, celui-ci est resitué au sein d’une pratique et acquiert un statut, comme composante logique – et ultime ? – de l’homme. La mort d’un motard touche d’ailleurs toujours l’ensemble de la communauté et force le trait d’un rapport au décès spécifique au groupe, traitement du décès sur le mode individuel certes mais également collectif.

 

12 . Selon un informateur : « la peur n’évite pas le danger ».

13 . Thomas, op. cit., p. 306.

16S’agence alors un mode de pensée particulier au sein duquel la maîtrise est une nécessité, s’acquiert par l’expérience, permet la confiance qui se voit alors tempérée par la prudence et l’humilité, afin de ne pas provoquer l’aléa. Au cœur de cette logique la peur n’a pas sa place 12, si ce n’est comme introduction à la prudence, car elle va empêcher la maîtrise. Dans ce dernier cas, seule la chance, au sens évoqué précédemment, peut permettre de survivre à l’aléa. Plus qu’une peur la conscience du risque du motard est un souci de soi. Il ne peut être écarté que lors des courts moments constituant la pratique extrême, la jouissance de la rapidité et des sensations surpassant alors ce rapport spécifique au corps dans une ivresse des sens mettant en jeu l’afflux massif d’informations en provenance de l’environnement et le jeu avec l’équilibre. L’extrême propose alors une nouvelle logique, faisant fi de la prudence, augmentant la force et la prégnance de l’aléa, ce qui va permettre au motard de démontrer sa valeur par sa survie, survie prouvant la réalité de sa maîtrise dans une situation non conventionnelle. La logique de l’extrême est ainsi celle du défi à soi-même et à sa maîtrise, mais surtout celle du défi à sa capacité de survie face à l’aléa qui, en cas de succès – de survie –, prouve la valeur singulière du motard, sur le mode d’un discours de l’exception. La rhétorique de la maîtrise sous-tend les « suicides aléatoires » 13 ; fonctionnant sur le principe de l’ordalie, du jugement divin, proposant deux alternatives : mort ou survie. Reste que si cette approche de l’extrême par le biais de l’objet moto tient sa particularité de l’existence de l’aléa au coeur de la pratique quotidienne, de nombreuses autres pratiques à risque, dans l’acception « extrême » du terme, semblent fonctionner selon cette même logique. L’extrême doit donc être perçu et analysé avec prudence, non comme une spécificité de la pratique de la moto mais bien comme l’expression exacerbée et limitée dans le temps de la compréhension de la logique de l’aléa.

 

14 . Notion que je dois à Myriam Winance dans sa thèse de sociologie soutenue en 2001 intitulée : « Thè(...)

15 . Extrait de Laurent Thévenot, « Pour penser la technique », Objets en société, Alliage n° 20-21, au(...)

16 . Expression due à Bruno Latour.

17La spécificité de la passion de la moto semble en fait résider dans le rapport établi entre l’homme et un type de machine particulier, relation qui ne doit pas être perçue comme dialectique – bien qu’elle soit souvent sollicitée en ce sens par les pratiquants eux-mêmes – mais plutôt en tant que « cyborg » 14, c’est-à-dire un ensemble constitué d’un corps, d’une machine et d’un discours. Ce dernier nous présente une relation forte au sein d’un couple, une « passion », bien que cet élément varie dans les faits d’un simple respect à un amour irraisonné. Cette relation s’établit par le biais de l’usage, ou « usure », compris au sens de la métaphore de l’archéologue qui va « inférer l’action à partir de l’objet-témoin, et extraire une fonction non seulement de la forme mais de l’usure » 15. Cette usure est constituée par l’histoire partagée et le discours sur cette histoire. Au lieu d’une dialectique, le rapport homme/moto s’agence sur le mode des « faitiches » 16 pour parvenir à un nouveau rapport au monde basé sur le contact direct et l’attention accrue à l’environnement, la moto se caractérisant, par opposition à l’automobile, par son lien étroit à l’extériorité.

 

17 . Voir pour cela Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Presses Pocket, 1994 [1961].(...)

18Les motards proposent pourtant un discours dialectique au sein duquel la nature de l’objet moto va influencer le comportement du motard et réciproquement. Par le biais de la connaissance de sa machine – et de la pratique conférant l’expérience – le motard prend foi en la dialectique et recherche l’homogénéité du couple homme/machine. Le « type d’engagement de l’objet technique » 17 propre au motard est alors du type « respectueux », il se montre soucieux de l’intégrité de la machine. Cet élément a non seulement un intérêt pragmatique – en lien avec l’économique, la sécurité et l’esthétique – mais également une dimension morale, symbolisée au minimum par le respect. L’engagement « brutal » de l’objet technique est alors un moyen de caractériser la pratique extrême, on quitte alors les spécificités du domaine de la passion de la moto pour entrer dans ce que Patrick Baudry appelle « s’éclater », c’est-à-dire l’association de la démonstration de maîtrise et de la jouissance qui en découle.

 

18 . Les termes sont dus à des informateurs et se sont vus répétés fréquemment chez de très nombreux pr(...)

19 . La concentration est un rassemblement de motards sur plusieurs jours, de préférence dans un lieu i(...)

20 . Extrait de Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Félix Alcan, 1912,(...)

19Au-delà de ce type d’engagement de l’objet technique permettant de situer la limite entre l’extrême et le quotidien un second critère scinde le monde des motards en deux, selon leur niveau d’engagement dans la pratique. Ce niveau est révélé par les figures du « puriste » et du « motard du dimanche » 18. Ce second est toléré mais souvent déprécié, car éloigné de l’idéal du motard que constitue le « puriste », motard expérimenté – qui incarne l’expérience –, élément auquel vient s’ajouter une exposition constante aux aléas climatiques – par une pratique régulière – démontrant son courage et lui permettant d’acquérir un surcroît de prestige, en lien avec un surcroît d’expérience. La « concentration » 19 fait alors rite pour les puristes, au sens de Durkheim, c’est-à-dire que « [...] les rites sont, avant tout, les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme périodiquement » 20. La concentration permet en effet l’entre soi, le festif et la communion réaffirmant l’existence et l’adhésion à un groupe de même qu’à ses valeurs.

 

21 . Au sens que l’on peut trouver dans l’œuvre suivante : Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux(...)

22 . Il est également commun de rencontrer les expressions « mort vivant » et « donneur d’organes » pou(...)

23 . Et plus spécialement depuis son étude sur le normal et le pathologique que l’on peut trouver dans (...)

20Cette réaffirmation est une nécessité due à l’image propre au groupe en un corps social, image due à une incompréhension ethnocentrique issue de la méconnaissance du groupe. Celui-ci est alors rejeté dans l’hors groupe, il devient stigmatisé 21. Le motard a en effet été souvent associé à la transgression des interdits et s’est ainsi façonné une image de « blouson noir », de « rebelle » ou de « fou de vitesse » 22. Il est exact que certaines pratiques propres au groupe sont illégales, l’exemple paradigmatique de cet élément est le rapport à la vitesse. Ce qui pour les motards constitue une norme – la rapidité – devient, par changement de référentiel, un crime. Nous savons en effet, depuis Durkheim 23, que le crime se définit non par sa gravité intrinsèque mais par la sanction qui lui est appliquée. Le regard se décale du comportement du criminel vers la réaction de la société qui punit. Or le motard ignore généralement la question de l’excès de vitesse – au sens que la loi nationale lui donne – pour se conformer à la ligne de conduite propre au groupe, dont le point de mire est le refus de la vitesse excessive. Or aujourd’hui – depuis 1999 et la loi dite « Gayssot » – la possibilité d’incarcération pour récidive de grand excès de vitesse est une réalité. Le motard devient ainsi un criminel potentiel, et se sent qualifié de tel, du fait de l’inadéquation entre la loi du groupe et celle de l’État.

 

24 . On pourrait citer également l’ABATE, association US luttant activement contre la loi instaurant l’(...)

21Le motard est alors stigmatisé et une opposition nous/le reste du monde se fait jour et se révèle dans divers éléments : la valeur supérieure supposée propre au groupe de par ses qualités spécifiques, issues d’une pratique ; le caractère inhabituel, marqué, des motards, du fait de leur apparence et de leur rapport à la rapidité ; la recherche du rassemblement en groupe de semblables ; enfin l’existence de diverses structures telles que l’AMA 24 – American Motorcyclists Association –, la FEMA – Fédération of European Motorcyclists Associations – ou, plus proche de nous, la FFMC – Fédération Française des Motards en Colère – pour ne citer qu’elles, c’est-à-dire de fédérations ou associations luttant pour améliorer les conditions de vie du groupe ainsi que leur image.

 

25 . Parler de la « famille des motards » est d’ailleurs courant.

26 . Voir pour cela Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op. cit. Et Nicolas Dodier, Les Hom(...)

27 . Ces figures liées à des attitudes de gestion du risque sont dues à une étude ethnologique portant(...)

22Les motards sont en effet méconnus et leur image ne reflète pas leur éthique. Éthique en effet – malgré le suremploi dont fait l’objet ce terme – car des valeurs sont mobilisées et sont inhérentes au groupe, le partage de ces valeurs faisant sens et rejetant l’individualisme dit « post-moderne ». S’effectue alors la mise à jour d’une solidarité généralisée au sein d’une famille symbolique 25, un système d’entraide généralisée issu de la conscience de la vulnérabilité du corps et de la machine. Le symbole de cette solidarité est le salut motard réaffirmant, à chaque rencontre, la reconnaissance mutuelle et l’adhésion au même système de valeurs. La connaissance mutuelle n’est pas une condition nécessaire à l’entraide car un système de reconnaissance existe en lien avec une tolérance au sein du groupe, tolérance incarnée également dans cet échange de loyauté envers l’autre. De plus la passion de la moto introduit à la liberté, et ce au-delà des clichés, l’acte de déplacement est réenchanté, on y associe une ouverture au monde – ne pas être enfermé, cloisonné – ainsi qu’une certaine rapidité. La passion de la moto engage directement ce que Nicolas Dodier appelle, à la suite d’Hannah Arendt, un « ethos de virtuosité » 26 – la virtuosité étant dans ce cas une valeur objectif, ou guide – incarné dans l’engagement du motard. Celui-ci est de deux types : « Kamikaze » ou « Rentier » 27, c’est-à-dire relevant du défi ou de la prudence. Défi dans le cas de la recherche de la limite et prudence dans celui de l’éloignement optimal – donc maximal – de la limite, la ligne de conduite effective des motards oscillant très souvent entre ces pôles, notamment par l’action du discours de la sagesse – l’humilité – menant à la figure du « Rentier ».

 

28 . Une fois dépassé le stade de l’acceptation au sein du groupe et l’apprentissage d’une connaissance(...)

29 . Le terme est probablement mal choisi mais à ce stade de l’analyse il est utilisé à titre temporair(...)

23Malgré ces différences de pratique les motards restent unis et solidaires, l’objet moto devenant un médiateur. Médiateur entre les êtres par la facilité de contact qu’il propose 28, cet objet fait lien, relie en supposant un partage de valeurs. Médiateur enfin entre les corps et le monde en resubstantialisant l’existence et la finitude 29 par un contact accru, voir exacerbé, avec l’environnement extérieur et l’idée de mort à travers l’omniprésence, et l’omnipuissance, de l’aléa.

 

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Notes

1. Pour cette notion voir Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier/Res, 1989.

2. Patrick Baudry, Le Corps extrême. Approches sociologiques des conduites à risque, Paris, L’Harmattan, Nouvelles études anthropologiques, 1991.

3. Plusieurs écrits de cet auteur abordent cette question de façon distante, cette approche vaut en tant qu’introduction et que piste face à ce terrain particulier : David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, « Quadrige », 2001 [1990] ; Passions du risque, Paris, Métailié, coll. « Traversées » dirigée par Pascal Dibie, 1991 ; La Sociologie du risque, PUF, « Que sais je ? », 1995.

4. Pour plus de détails sur cette question voir : François Oudin, « La passion de la moto comme figure du risque et de l’incivilité », mémoire de DEA d’ethnologie, Université de Metz/Strasbourg. Metz, 2002.

5. Pour aller plus loin dans cette réflexion voir, entre autres : Thomas Louis Vincent, Anthropologie de la mort, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, 1975. Patrick Baudry, La Place des morts. Enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 1999.

6. Voir François Oudin, « Les motards : formation et rapport au monde », mémoire de maîtrise d’ethnologie, Université de Metz. Metz, 2001.

7. Au sens d’Erving Goffman et de sa métaphore théâtrale.

8. Voir, sur cette question, Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Minuit, 1974.

9. Bruno Latour, « FAKTURA de la notion de réseaux à celle d’attachement », in André Micoud, Michel Peron, Ce qui nous relie, Éditions de l’Aube, 2001, p. 189-208 et plus spécialement ici page 194.

10. Un informateur m’a confié que « À moto tout est danger », expression symbolisant la nécessité de cette conscience du risque.

11. Ce qui influence, par ailleurs, la perception de la loi (de l’État) et fait logiquement privilégier celle inhérente au groupe et à ses caractéristiques supposées.

12. Selon un informateur : « la peur n’évite pas le danger ».

13. Thomas, op. cit., p. 306.

14. Notion que je dois à Myriam Winance dans sa thèse de sociologie soutenue en 2001 intitulée : « Thèse et prothèse. Le processus d’habilitation comme fabrication de la personne. L’Association Française contre les Myopathies face au handicap », Paris, École des Mines de Paris. Dans son approche, Myriam Winance sollicite D. J. Haraway et son ouvrage de 1991 : Simians, Cyborg, and Women. The Reinvention of Nature, New York, Routledge.

Les « cyborgs » observés par M. Winance sont quelques peu différents de ceux qui m’intéressent, notamment du fait de la perception du caractère amovible de l’objet moto, différent en cela du fauteuil roulant, perçu, en simplifiant grandement le propos, comme part intégrante de la personne.

15. Extrait de Laurent Thévenot, « Pour penser la technique », Objets en société, Alliage n° 20-21, automne-hiver 1994, p. 74-87, et plus spécialement ici p. 75.

16. Expression due à Bruno Latour.

17. Voir pour cela Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Presses Pocket, 1994 [1961]. Trad. Georges Fradier, Préface de Paul Ricœur. Et Nicolas Dodier, Les Hommes et les Machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métailié, 1995.

18. Les termes sont dus à des informateurs et se sont vus répétés fréquemment chez de très nombreux pratiquants.

19. La concentration est un rassemblement de motards sur plusieurs jours, de préférence dans un lieu isolé : village le plus haut d’Europe, camping en plein cœur de la Forêt Noire en hiver, etc.

20. Extrait de Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Félix Alcan, 1912, p. 553.

21. Au sens que l’on peut trouver dans l’œuvre suivante : Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1975.

22. Il est également commun de rencontrer les expressions « mort vivant » et « donneur d’organes » pour qualifier le motard.

23. Et plus spécialement depuis son étude sur le normal et le pathologique que l’on peut trouver dans Le suicide ou encore L’éducation morale.

24. On pourrait citer également l’ABATE, association US luttant activement contre la loi instaurant l’obligation du port du casque à moto dans certains états. Pour cela voir Gary Ross Posnansky, Communication and the counterculture. An ethnographic analysis of communication use in the motorcycle gang, The Florida State University, 1988.

25. Parler de la « famille des motards » est d’ailleurs courant.

26. Voir pour cela Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, op. cit. Et Nicolas Dodier, Les Hommes et les Machines, op. cit.

27. Ces figures liées à des attitudes de gestion du risque sont dues à une étude ethnologique portant sur les différentes façons de saisir et de se représenter le risque invisible : Françoise Zonabend, La Presqu’île au nucléaire, Paris, Odile Jacob, 1989.

28. Une fois dépassé le stade de l’acceptation au sein du groupe et l’apprentissage d’une connaissance spécifique liée à un vocabulaire propre au groupe.

29. Le terme est probablement mal choisi mais à ce stade de l’analyse il est utilisé à titre temporaire, donc avec réserve.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François Oudin, « Les motards comme figure du risque et de l’incivilité ? », Le Portique [En ligne], Archives des Cahiers de la recherche, Cahier 2 2004, mis en ligne le 15 avril 2005, Consulté le 23 décembre 2010. URL : http://leportique.revues.org/index480.html

Posté(e)

aie.. j'ai mal a la tete !!

Posté(e)

Cool, il y a même la traduction Anglaise (de la première partie)

 

Donc, si j'ai bien compris et pour résumer : les 4 premiers paragraphes disent que "les motards lambda" n'ont jamais été étudiés.

 

pour les autres paragraphes : il disent que les motards forment des groupes, qu'ils sont une minorité et qu'ils ont cette relation particulière avec la moto pour ce sentiment de vulnérabilité...

 

Je trouve ce document intéressant et c'est vrai qu'il n'y a pas vraiment d'étude faite.

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